Marea Editorial

Les enfants des tortionnaires argentins s’organisent et s’expriment

Ce sont des filles, des fils et des familles de tortionnaires; leurs parents étaient des membres des forces armées, de la gendarmerie, de la police. Face au silence des tortionnaires, leurs descendants, confrontés à la culpabilité et à la honte pour les crimes de leurs parents, ont décidé de créer un collectif et de publier un livre.

Par Carlos Schmerkin

Publié en Argentine en novembre 2018 par Marea Editorial, le livre «Escritos desobedientes » (Ecrits désobéissants), ouvrage collectif, a été présenté le mercredi 17 avril à la Maison de l’Amérique Latine par Nancy Morales et Veronica Estay Stange. L’association des ex prisonniers politiques chiliens en France a organisé la présentation.

« Je suis la fille de l’ex commissaire principal Enrique Morales, qui a commis des crimes contre l’humanité dans la province de Jujuy, à 1600 km de Buenos Aires, à la frontière du Chili et de la Bolivie. En raison des délais judiciaires mon père est mort en août 2008 sans avoir été jugé. »

C’est ainsi que commence le récit de Nancy Morales, fille de tortionnaire et membre du collectif « Historias desobedientes ». Crée à Buenos Aires en mai 2017 ce mouvement, composé actuellement d’une cinquantaine de membres vient de se constituer également au Chili.

 Lors de la présentation, Veronica Estay Stange explique l’origine du livre :

   « Ce volume regroupe des textes que les membres du Collectif avaient rédigés préalablement à sa conception. Quelques-uns d’entre eux étaient inédits, et d’autres avaient été diffusés de manière informelle par les réseaux sociaux. Le livre est organisé en deux parties : la première, intitulée « Histoires de vie », contient des témoignages, contes et poèmes des membres du groupe. La seconde, « Récits désobéissants », est constituée de communiqués, manifestes et déclarations formulés de manière collective.

En ce qui me concerne, en tant que co-éditrice de ce livre et membre du Collectif, je dois dire que j’en ai un regard à la fois intérieur et extérieur, pour deux raisons : premièrement, parce que je suis née et j’ai grandi en exil, au Mexique, et j’habite en France depuis 15 ans. Deuxièmement, parce que je suis fille d’ex prisonniers politiques chiliens qui ont été victimes de la dictature, mais je suis en même temps nièce d’un tortionnaire condamné à perpétuité à Santiago pour crimes contre l’humanité.

C’est à partir de ce double regard que j’ai construit ma relation avec le livre que nous présentons aujourd’hui. Une relation marquée par le respect et par une grande admiration. Depuis la position qui est la mienne, j’ai pu percevoir le caractère insolite de ce matériel dont l’apport politique est aussi important que l’apport académique, en tant qu’objet de réflexion pour un grand nombre de disciplines, de l’histoire à la psychanalyse, en passant par la sociologie, la philosophie, la sémiotique et la littérature… le groupe d’Histoires Désobéissantes lui-même est le premier dans l’histoire des meurtres de masse à se constituer en tant qu’acteur politique autour de la condamnation des crimes contre l’humanité commis par les membres des familles de ceux qui l’intègrent.

Bien que d’autres fils et familles de bourreaux se soient exprimés publiquement (par exemple, en Allemagne), jusqu’ici aucun groupe n’avait été fondé pour réunir les personnes qui ont ce trait en partage et qui manifestent des revendications communes. C’est dans ce sens que les Écrits Désobéissants représentent une œuvre unique dans son genre, puisqu’ils permettent le passage du témoignage strictement individuel à la parole fondatrice d’un mouvement social, sachant que cette parole provient de l’une des zones jusqu’ici les plus obscures de la mémoire historique. »

L’apparition des enfants de tortionnaires sur la scène politique argentine s’est produite en réaction à la grave décision de la Cour Suprême de Justice argentine d’octroyer le 2 mai 2017 la libération anticipée à Luis Muiña, tortionnaire condamné en 2011 pour crime contre l’humanité à 13 années de prison. La Cour Suprême de Justice revient sur une loi appelée « 2x1 », stipulant qu’après deux années de prison, les années supplémentaires passées en préventive étaient considérées double, réduisant ainsi considérablement les peines. Les associations de droits humains ont appelé immédiatement à une mobilisation contre cette loi. Un demi million des personnes est descendu dans les rues le 10 mai. Puis une équipe de députés a rédigé un projet de loi interdisant l’application du 2x1 aux crimes contre l’humanité et l'a soumis en urgence au Congrès. En deux jours de sessions consécutives et sous la pression populaire, les députés puis les sénateurs l’ont approuvé à la quasi-unanimité. 

Parmi les enfants de tortionnaires certains ont décidé et réussi à changer de nom, comme ce fut le cas de Monica, la fille du commissaire Etchecolatz, condamné à perpétuité pour génocide. Le « Collectif Historias desobedientes » se bat pour modifier le Code Pénal argentin, car il interdit aux membres des familles des criminels de témoigner contre eux, à moins qu’ils ne soient eux-mêmes des victimes directes du délit en question.

L’intervention de Veronica Estay Stange se termine ainsi :

   « Le 24 mars dernier j’ai eu l’occasion de participer, avec d’autres membres chiliens du collectif, à la grande Manifestation pour la Mémoire qui a lieu chaque année en Argentine, en commémoration du coup d’État. En marchant avec les membres d’Histoires Désobéissantes, j’ai pu être témoin de rencontres dont la charge émotive est telle qu’il m’est encore difficile d’en rendre compte. Ébahis devant notre drapeau, les autres participants de la manifestation – des militants, des survivants, des familles de disparus – s’arrêtaient, nous regardaient avec curiosité, lisaient et relisaient le titre du collectif, prenaient des photos. Quelques-uns applaudissaient de temps en temps, nous remerciaient, et parfois même nous serraient dans leurs bras, en pleurs. Des démonstrations d’affection qu’aucun de nous ne croit mériter, et que néanmoins nous accueillons comme le don le plus généreux que l’Histoire – notre histoire et celle de notre pays – aurait pu nous accorder. J’ai alors pensé que les contradictions qui caractérisent les membres de ce groupe en font un facteur de catharsis. Puisque son identité associe des termes radicalement opposés – torture, extermination, d’un côté ; mémoire, vérité, justice, droits de l’homme, de l’autre –, Histoires Désobéissantes est un oxymore ambulant. Comme on parle d’un « soleil noir » ou d’une « beauté terrible ». Ainsi sont également les Écrits Désobéissants. »